CHAPITRE II
Sur l’étroite route de campagne, John Holman rétrograda prudemment avant de négocier le virage. Il n’était pas rasé, les vêtements encore humides de rosée. Il avait passé la moitié de la nuit à tenter de dormir dans un fourré, hors de vue des patrouilles armées qui manœuvraient sur le vaste champ clos occupant une partie de la plaine de Salisbury. Le terrain appartenait au ministère de la Défense qui ne plaisantait pas avec ceux qui avaient enfreint la consigne. Car on ne pouvait le faire par inadvertance : de hautes palissades et de multiples écriteaux y veillaient. Les clôtures délimitaient un territoire de plusieurs miles autour du périmètre interdit, et un écran fort dense d’arbres et de broussailles masquait complètement à la vue ce qui s’y passait.
A l’idée du danger et des désagréments qu’il devrait affronter pour garder son action secrète alors qu’il travaillait pour le gouvernement, Holman était proche de l’écœurement. Absurde, cette peur de l’intrusion que manifestaient les deux ministères, celui de la Défense et celui de l’Environnement ! Elle les poussait à faire de la rétention d’information au lieu de travailler main dans la main, comme s’ils dépendaient de deux pays différents ! Le ministère de l’Environnement l’avait engagé au sein d’un nouveau service spécialement formé par ses soins pour enquêter sur la pollution des rivières comme sur l’éclatement d’une épidémie. Cette unité avait ceci de particulier que presque toutes ses enquêtes étaient menées dans le plus grand secret. Par exemple, si une société était soupçonnée, sans qu’on puisse le prouver par des méthodes directes, d’avoir déversé illégalement des déchets dangereux en quelque endroit, la mer, une rivière, une décharge, on envoyait Holman sur place pour un examen plus approfondi.
Le plus souvent, il opérait seul et sous une fausse identité. Il avait plus d’une fois emprunté celle d’un ouvrier pour pénétrer dans une usine où il pensait trouver l’information qui lui manquait. Hôpitaux, asile psychiatrique, ferme expérimentale spécialisée dans les produits artisanaux, il avait pratiqué les endroits les plus divers, et notamment les officines gouvernementales, pour remonter à la source supposée d’atteintes à l’environnement. Sa frustration majeure tenait à ce que les transgressions qu’il dénonçait ne soient pas toujours prises en considération. Là où la politique – qu’il s’agisse des affaires ou du gouvernement – se révélait être en jeu, les contrevenants avaient peu de chances d’être poursuivis, il le savait. A trente-deux ans, Holman était encore assez jeune pour s’indigner de l’inertie de ses supérieurs quand lui-même avait pris de grands risques pour découvrir la preuve qu’ils lui réclamaient.
Et pourtant, il pouvait lui aussi se montrer parfaitement dénué de scrupules quand il voulait atteindre son but. Il avait plus d’une fois commis de sérieuses infractions à la loi, à la grande inquiétude des quelques personnes parmi ses supérieurs qui connaissaient ses activités. Cette fois, il se proposait d’examiner de plus près un territoire appartenant au ministère de la Défense, qui l’utilisait à des fins militaires sous la protection officielle de la loi. Ces vastes domaines, dont la plupart avaient été réquisitionnés durant les guerres napoléoniennes et plus récemment la Seconde Guerre mondiale, servaient de terrain d’entraînement à l’armée. Ils étaient généralement implantés dans le Sud, par crainte des invasions. Holman ne l’ignorait pas, la majeure partie de ces terres était à l’abandon, les sites naturels de toute beauté comme les riches sols cultivables qu’on laissait en friche. A l’heure où la bonne terre et les grands espaces se faisaient de plus en plus rares, comment accepter que soient détournées ainsi les ressources du pays ? Aussi, sur les 375 000 hectares que détenait le ministère de la Défense aux fins d’entraînement ou d’expérimentation, le département de l’Environnement réclamait que 15 000 au moins soient restitués à la population. Même si le ministère de la Défense avait de bonnes raisons de vouloir garder une grande partie de ce territoire, on soupçonnait que l’étendue en excédait très largement ses besoins réels.
Les démarches tentées auprès dudit ministère n’avaient pu franchir les mailles très serrées du filet de sécurité. D’où la mission confiée à Holman : évaluer la superficie des terrains réellement utilisés et l’intérêt de cette utilisation. Il trouvait parfaitement ridicule cette guerre entre ministères d’un même gouvernement, mais il l’acceptait comme une réalité.
Il venait de passer deux journées difficiles à éviter les patrouilles, à prendre des photos et à rassembler des informations sur l’immense domaine de Salisbury. En cas d’interceptions les conséquences pouvaient être fâcheuses pour lui ; il le savait et, d’une certaine façon, cela lui plaisait. Ses employeurs tiraient sciemment parti de son goût du risque et du jeu pimenté d’un élément de danger.
Pour l’heure, il prenait donc un virage sur une route de campagne. Apparut un village, l’un de ces villages obscurs qui parsèment la plaine de Salisbury, décida-t-il. Peut-être y trouverait-il de quoi prendre un petit déjeuner ?
Comme il s’en approchait, il s’aperçut soudain qu’une étrange vibration s’était emparée de la voiture, une vibration qui devint secousse alors que s’élevait un grondement profond. Il avait atteint la rue principale du village, mais la visibilité était à présent si mauvaise qu’il ne pouvait continuer. Ce qu’il réussit alors à voir lui parut proprement incroyable.
Une faille gigantesque apparut droit devant, s’élargit, courut vers lui en zigzaguant à toute vitesse. Son esprit horrifié eut à peine le temps d’enregistrer la présence de deux enfants, d’une femme, et plus loin d’un homme à bicyclette ; le sol s’ouvrit, et ils disparurent dans le gouffre noir. Sur sa gauche, les boutiques s’effondrèrent successivement dans la crevasse béante. La terre se déchirait dans un bruit d’explosion assourdissant. Holman comprit avec épouvante que le sol s’effondrait sous lui. Il essaya vite d’ouvrir la portière... Trop tard. La voiture bascula vers l’avant, amorça sa chute... La portière refermée, il était pris au piège.
Un moment, la voiture resta coincée entre les parois ; mais le trou s’élargit encore, et elle recommença à glisser. Saisi de panique, Holman hurla. L’engin plongeait à angle aigu ; seules les parois brutes le retenaient de tomber en chute libre. Cela ne dura sans doute que quelques mortelles secondes ; la voiture se trouva de nouveau calée et son passager pressé contre le volant, le regard fixé sur l’effroyable précipice, le corps glacé d’horreur, le cerveau presque paralysé sous le coup de l’événement. Lentement il recouvra ses esprits. Il devait avoir touché le fond de la brèche, dans sa partie la plus étroite. Si elle s’élargissait encore, la voiture s’abîmerait dans les profondeurs. Il essaya d’apercevoir le jour, là-haut ; mais à cause des tourbillons de poussière, on ne pouvait rien voir.
La panique enfin le poussa à l’action. Frénétiquement, il parvint à se dégager du volant, mais ses violents efforts déstabilisèrent la voiture, qui reprit son terrifiant glissement, et s’enfonça d’un petit mètre. Le souffle court, la tête pleine du bruit de verre cassé, de terre et de gravats dégringolant, il s’obligea à retrouver son calme avant de se faufiler sur le siège arrière, plus prudemment cette fois. A mi-parcours, il se figea : la voiture bougeait encore, de façon minime heureusement. Il demeura un instant immobile, tendu, puis poursuivit sa manœuvre.
Sur le siège arrière, il se tourna de façon à pouvoir baisser l’une des vitres. L’espace existant entre le véhicule et la paroi était juste suffisant pour lui permettre de s’y glisser. Il fallait faire vite : la terre qui tombait par la vitre ouverte alourdissait l’habitacle en équilibre déjà fort précaire.
Abandonnant toute prudence, il se hissa par l’ouverture et se colla à la paroi de roche et de terre friable. A tout moment, il s’attendait à entendre le fracas de la voiture allant s’écraser dans le gouffre. Pendant cinq bonnes minutes il resta ainsi, la tête blottie contre la terre dont il étreignait désespérément la surface instable.
La poussière en suspension commençait à se dissiper légèrement ; il risqua un coup d’œil craintif autour de lui. En haut, la ligne de cassure toute déchiquetée avait au moins cinq cents mètres. Les versants semblaient stabilisés malgré les mottes de terre qui pleuvaient encore dans l’abîme insondable. Au-dessous de lui, l’obscurité donnait le frisson. On avait l’impression que les entrailles mêmes de la terre s’étaient ouvertes sur le noir absolu.
Un frémissement l’aplatit au sol de nouveau, les mains et le visage enfouis dans la terre. Le cœur battant à tout rompre, il attendait d’être arraché à son perchoir incertain...
Soudain, un cri. A travers la poussière, il finit par apercevoir quelque chose... une silhouette menue, lui semblait-il, qui gisait sur un rebord étroit du versant opposé, à plus de quinze mètres de lui. L’émotion lui serra la gorge : c’était l’un des enfants qu’il avait aperçus dans la rue, en haut. La petite fille. Aucun signe du garçonnet qui l’accompagnait .
L’enfant se mit à geindre pitoyablement. Il fallait l’atteindre, sinon, elle ne tarderait pas à glisser dans le gouffre, c’était évident. Holman l’appela, mais elle ne semblait pas entendre. Comment franchir cette crevasse ? Le rebord qui retenait la fillette était à plus de trois mètres au-dessus de lui, à dix mètres environ du niveau du sol. Grimper jusqu’à elle ne serait pas trop difficile en s’appliquant beaucoup, à cause des protubérances du terrain et des vieilles racines dénudées. Le problème était de gagner l’autre versant – et vite.
Une autre pensée l’assaillit : et si la brèche se refermait ? L’idée de périr écrasé comme entre les pinces d’un gigantesque casse-noix l’aiguillonna.
La voiture ferait office de pont. En deux enjambées, il serait de l’autre côté. C’était un plan dangereux, mais il n’en voyait pas d’autre. Avec précaution, il posa un pied sur le toit de la voiture. Rien ne bougea. Il pesa alors sur ce pied, sans lâcher la paroi. Le toit s’inclina vers l’avant. Allait-il glisser sur sa surface lisse ? se demanda-t-il, terrifié. Plus le temps de s’interroger davantage : il s’élança, vola presque.
Un bond, un autre, et la voiture piqua du nez, puis s’enfonça sous lui... Désespérément, il se jeta sur l’autre versant. Accrocher quelque chose, n’importe quoi ! Ses mains eurent la chance de rencontrer une vieille racine, qui craqua sous son poids... et se rompit ! Par bonheur, de minces radicelles tenaient encore ; il y resta suspendu.
Au bruit de la voiture fracassée, l’enfant leva la tête ; elle vit l’homme oscillant dans le vide, et cria de frayeur. En remuant les pieds, elle déclencha un éboulement : la terre qui la soutenait commença à couler en avalanche dans la crevasse béante. Et la petite de se cacher la figure dans les mains et de sangloter en appelant son frère perdu.
Suspendu entre la vie et la mort par la grâce de quelques fibres et d’un peu de bois pourri, Holman cherchait à prendre pied sur la paroi instable. Sa main trouva de la roche ; le temps d’assurer sa prise, il put soulager la racine cassée et tâter le sol du pied jusqu’à ce qu’il découvre un point d’appui plus solide. Aspirant une goulée d’air poussiéreux, il leva les yeux vers la fillette.
— Ne pleure pas, lui cria-t-il. Si tu ne bouges pas, tout va s’arranger. Je vais venir te chercher !
Avait-elle entendu ? Rien n’était moins sûr. Ce qui était sûr en revanche, c’est qu’elle ne tiendrait pas longtemps sur ce ressaut fragile. La pensée du sol se refermant sur eux le poussa de nouveau en avant. Il progressa centimètre par centimètre, testant scrupuleusement chaque point d’appui que trouvaient ses mains et ses pieds. La fillette était à moins de trois mètres quand il atteignit un affleurement de roche à peu près fiable. Combien de temps avait duré son ascension, des heures, ou bien quelques minutes ? Les secours n’allaient pas tarder à se manifester, sans doute. On allait venir voir si quelqu’un était prisonnier de ce trou. Et maintenant, comment arriver jusqu’à la petite ?
D’où il était, une fissure remontait le mur jusqu’à un bon mètre du rebord où était prostrée la fillette. En tirant parti des prises qu’elle offrait, il devait être possible d’atteindre ce fameux rebord ; un rétablissement, et il attraperait l’enfant. Son petit corps secoué de sanglots, elle n’osait même plus lever les yeux.
Méticuleusement, il entreprit de reconnaître son chemin, sans la quitter du regard, prêt à l’avertir de ne pas bouger. Alors qu’il approchait, les sanglots cessèrent et l’enfant tourna vers lui un visage convulsé de terreur. Grands dieux, à quoi pouvait-il ressembler en cet instant ? Que pouvait ressentir une petite fille déjà épouvantée à voir grimper vers elle une forme noire de poussière, aux yeux blancs et fixes ?
— N’aie pas peur, dit-il d’une voix mesurée, mais pressante. Je viens à ton secours. Ne bouge surtout pas.
Elle commença à reculer.
— Non, non, ne bouge pas !
Il n’avait pu se retenir de crier. L’enfant glissa un peu ; puis, comprenant soudain sa situation, enfonça ses doigts dans la terre meuble, en poussant des cris de frayeur.
Il fallait jouer le tout pour le tout : Holman se jeta en avant, espérant que le rebord supporterait son poids. Un pied calé dans la fissure, l’autre dans le vide, il s’agrippa au rocher d’une main, lança l’autre à la rencontre de la fillette. Il réussit enfin à attraper la menotte tendue... L’enfant ne glisserait pas plus loin. Il était temps : ses jambes étaient passées par-dessus le bord, ses pieds battaient déjà le vide. De la main gauche, Holman s’accrochait résolument à une lézarde dans la paroi ; s’il lâchait prise, c’était le plongeon vers la mort, pour lui comme pour l’enfant. Elle poussait des cris déchirants, mais tenait ferme la main de l’homme : elle avait compris quel danger s’ouvrait sous leurs pieds.
Il ne pourrait rien tenter tant qu’elle se débattrait. Il attendit donc, collé à la paroi, sans quitter des yeux le petit visage épouvanté. Il l’exhortait au calme, gentiment, d’une voix qui s’efforçait de ne pas trahir sa propre peur. L’enfant cessa progressivement de s’agiter ; son corps s’abandonna, comme si elle savait que rien de pire ne lui arriverait, son esprit se vida de toute pensée, comme pour la protéger. C’était le moment : Holman entreprit de la tirer à lui. Bien qu’elle fût très légère, c’était difficile à cause de sa position incommode. Mais peu à peu, il la hissa complètement sur le rebord ; restait à l’amener contre sa poitrine.
— Tiens-toi à moi mon petit, lui dit-il avec douceur. Mets tes bras autour de mon cou et serre, serre bien fort. Voilà, très bien. Maintenant place tes jambes autour de ma taille.
Elle obéit dans une sorte de léthargie, mais ses jambes étaient trop courtes pour enserrer le torse de l’homme ; elles se posèrent sur ses hanches.
— Bon, reste comme ça et tout ira bien, chuchota-t-il. Avec ce fardeau qui l’éloignait de la paroi, l’escalade de la fissure était beaucoup plus ardue. Les muscles des bras et des jambes étaient à dure épreuve, raidis sous l’effort. Heureusement, l’endurance était sa spécialité.
A bout de forces, il atteignit enfin un affleurement de roche plus solide et s’y laissa tomber à genoux en serrant toujours la fillette. Ses épaules tremblaient d’épuisement. Après un demi-tour prudent, il put alors s’appuyer contre la falaise pour reposer ses membres douloureux.
Durant les minutes qui suivirent, son cerveau n’enregistra plus que le soulagement ; puis, les forces lui revenant avec le souffle, une question s’imposa : que s’était-il passé ?
Il se rappelait être entré dans le village, et puis, et puis... Le sol, la terre, oui, la terre qui se lézarde ! Une fissure d’abord, qui se propage dans le goudron en zigzaguant, et tout de suite le bruit, ce grondement sourd qui grandit, grandit, les craquements de la pierre, et la vision incroyable du sol qui s’ouvre, en une immense crevasse qui déchire la terre ! Les deux parois qui se séparent, dont les bords s’effondrent Dieu sait où... Les deux enfants, l’homme à la bicyclette – n’y avait-il pas une femme aussi ?- qui disparaissent dans le trou... Les boutiques qui s’écroulent, toute une rangée de boutiques – au moment précis où le gouffre béant s’ouvre devant lui. La voiture qui penche, qui pique du nez, qui glisse...
Tout cela, qui était survenu si vite, lui donnait l’impression de s’être déroulé au ralenti. Dans ses bras, la petite fille sanglotait en appelant son frère. Il lui caressa les cheveux pour l’apaiser, répéta que tout s’arrangerait – mais ses pleurs lui fendaient le cœur.
Il leva les yeux vers la lumière du jour dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un, un sauveteur peut-être ? Là-haut, on devait s’inquiéter des survivants. Survivants à quoi, au fait ? La question explosa dans sa tête. A un tremblement de terre ? C’était proprement stupéfiant. Certes, il s’en était déjà produit en Angleterre, où les secousses minimes étaient fréquentes. Mais un séisme de cette ampleur ? L’incroyable, l’inimaginable était donc advenu ? Dans ce monde dément s’était accomplie la chose la plus folle : un tremblement de terre en pleine région du Wiltshire ! A cette pensée extravagante, il fut pris d’un rire qui fit sursauter la petite. Comme elle le fixait de ses yeux apeurés, il ramena doucement sa tête sur sa poitrine, et la berça.
Quelle était la cause de cette catastrophe ? Une explosion des conduites de gaz ? Non, certainement pas : elle n’aurait pas provoqué des dégâts aussi considérables, creusé un trou aussi profond ni aussi vaste. Il devait bien s’agir d’un tremblement de terre en définitive, pas aussi grave que ceux qui affectent d’autres pays, mais d’une amplitude comparable parce qu’il s’était produit en Angleterre ! Et pour quelle raison ? un essai d’explosion souterraine, mené par les militaires voisins ? S’il avait observé de bien étranges allées et venues durant sa visite discrète du week-end, elles ne lui semblaient pas en rapport avec cette hypothèse. Alors, le résultat de réactions en chaîne après l’une de leurs expériences ? C’était peu probable, avec les immenses territoires désertiques dont disposait l’armée anglaise à cet effet dans des pays reculés. Le sol national n’était pas le lieu de telles expériences. A la réflexion, il était plus vraisemblable d’incriminer un phénomène naturel, une secousse qui se préparait depuis des siècles, des millénaires peut-être. Et qui avait choisi ce jour pour se produire.
Le doute subsistait cependant.
C’est alors qu’il nota un mouvement à ses pieds. Il crut d’abord que c’était la poussière dégagée par l’effondrement, puis s’aperçut que les volutes montaient des profondeurs. Une sorte de brume qui s’élevait lentement en de molles ondulations, une brume jaunâtre autant qu’il pouvait en juger dans la pénombre. Apparemment, elle gagnait toute la crevasse, progressait jusqu’à atteindre sa poitrine. La fillette qui en était déjà baignée se mit à tousser et releva la tête ; ses plaintes redoublèrent à la vue de la brume. Holman la souleva de façon qu’elle ait la tête à hauteur de son épaule. L’odeur alors parvint à ses narines. Légèrement acide, désagréable sans être agressive. Il se remit à genoux, cherchant à l’identifier. Une odeur de gaz ? C’était peu vraisemblable, puisque le gaz est généralement incolore, au contraire de cette substance qui ressemblait à... à un brouillard, au fameux fog anglais précisément. Et qui avait du corps, et un ton jaunâtre, une odeur ténue mais indiscutable. Vapeur prisonnière depuis des siècles des entrailles de la terre, que l’explosion amenait enfin à la surface ?
Il y était plongé à présent, ce qui rendait sa vision difficile. Il se leva, l’enfant dans ses bras ; mais dès qu’il eut émergé du nuage, une peur monstrueuse l’assaillit. Etrangement, ces volutes de brume lui faisaient horreur, une horreur plus intense encore que celle qu’il venait d’éprouver. Etait-elle due à la lenteur du processus, alors que tout jusque-là s’était passé si vite qu’il avait à peine eu le temps de penser ? Il avait le sentiment que cette brume était plus néfaste, plus sinistre ; sa présence l’emplissait d’un pressentiment qu’il ne s’expliquait pas. Il se mit à crier, d’une voix où perçait l’hystérie sinon la panique :
— Au secours ! Y a-t-il quelqu’un ?
Pas de réponse. Approcher le bord du gouffre était sans doute trop dangereux. Ou bien comptait-on tant de blessés là-haut ?
— Tu vas monter sur mon dos, petite, murmura-t-il à la fillette en lui relevant le menton pour voir son visage. Passe les bras autour de mon cou. Nous allons grimper jusqu’en haut.
— Je veux... je veux mon frère, gémit-elle, moins effrayée mais sur la défensive encore.
— Je sais, mon petit bonhomme, je sais. Mais ta maman et ton papa t’attendent sûrement là-haut.
L’enfant fondit en larmes, la tête enfouie contre l’épaule de son sauveteur. Voyant que la nappe de brouillard lui arrivait au menton, il fit passer la fillette sur son dos et lui attacha les poignets sous sa gorge avec sa ceinture. Puis il glissa les petites jambes autour de sa taille et commença son escalade.
En surface, on avait entendu l’appel au secours venu du gouffre. Tous ceux qu’il avait engloutis n’avaient donc pas péri ? Le son de cette voix ranima les cœurs. On allait lutter contre la tragédie ! Le policier dont les enfants étaient portés disparus était prêt à descendre au fond. Il ne renoncerait pas ! Il avait déjà fouillé les gravats, exploré à grands risques les maisons à demi effondrées, et n’y avait pas retrouvé ses petits. Quand avaient retenti les cris, il était justement occupé à se nouer une corde à la taille pour qu’on le descende dans le trou, à la recherche des survivants.
Il émergea au bout de cinq minutes, portant dans ses bras une toute petite fille évanouie qu’il déposa sur le sol. Avant de l’abandonner aux mains compétentes du vieux docteur, il couvrit son visage de baisers auxquels se mêlaient ses larmes. Puis il s’élança de nouveau vers la crevasse, où il fut descendu de la même façon. Cette fois, il remonta un homme. Un homme recouvert des pieds à la tête de boue et de poussière, qui grommelait en poussant des cris et voulait retourner se jeter dans l’abîme, au point qu’il fallut cinq personnes pour le retenir. Un homme qui avait perdu la raison.
La brume qui montait du précipice ne s’étala pas en surface, mais s’éleva en une colonne dense, régulière, dont le centre paraissait luire faiblement – à cause simplement des rayons du soleil qui la traversaient ? Les villageois observèrent son ascension dans le ciel, où elle forma un volumineux nuage jaunâtre comparable au champignon que dessine l’explosion d’une bombe à hydrogène, même s’il était de taille beaucoup plus réduite. Puis le bas de la colonne se détacha du sol et se fondit dans le nuage. On eut tôt fait de l’oublier quand les vents le chassèrent, sans le disperser, en le poussant telle une énorme masse solide, loin du village en ruine.